ITW:Achille Mbembé : "Oublier la France peut être un point de départ pour imaginer quelque chose de différent"

ITW:Achille Mbembé : "Oublier la France peut être un point de départ pour imaginer quelque chose de différent"

 Cinquantenaire des Indépendances africaines, et après ? Le regard d'Achille Mbembé. Professeur d'histoire et de sciences politiques à Johannesburg, où il réside, et aux États-Unis, l'intellectuel camerounais vient de publier un livre majeur Sortir de la grande nuit, essai sur l'Afrique décolonisée, aux éditions de la Découverte (15 euros). De passage à Paris, où il participait au colloque du quai Branly sur les "paradoxes des décolonisations africaines", Achille Mbembé a répondu aux questions du Point.fr.

Le Point.fr : Le titre de votre essai Sortir de la grande nuit est-il un mot d'espoir, un mot d'ordre ?

Achille Mbembé : Ce titre est repris de Frantz Fanon, les termes en désignaient la pratique des luttes anticoloniales et un horizon d'avenir pour lequel il fallait s'engager. Dans le cas de mon livre, ce titre est une invitation à la lutte.

Sur quoi repose ce "new deal" que vous proposez pour l'Afrique ?

Il contient deux aspects, le premier est une reconstitution des États africains sur la base d'une meilleure régulation de la violence et de la guerre et d'un engagement à une pratique des sociétés démocratiques. Il s'agirait d'un projet négocié entre les États, poussés par leur propre volonté, mais aussi par la pression des sociétés civiles et qui mettrait en place un nouvel ordre du droit continental avec des clauses que l'on se donne à soi-même en cas d'infraction de ce nouvel ordre juridique, en rapport, par exemple, avec la protection des droits de la personne, à des faits graves de corruption qui hypothèquent l'avenir des générations futures et à une éthique en matière d'exploitation des ressources du sous-sol africain... À ce volet interne librement négocié entre les Africains eux-mêmes, défini et garanti par eux, s'ajouterait un volet international qui verrait les États non africains, et pas seulement occidentaux, souscrire à ce projet pour une redéfinition des normes internationales. J'insiste sur le volet juridique et pénal d'une telle proposition. Le volet pénal incluerait la possibilité d'intervention militaire en cas de besoin, mais une intervention multilatérale.

Ce que vous nommez "latéralisation" est-il un moyen de renouvellement pour une Afrique qui regarde encore trop vers l'Europe, pour ne pas dire la France ?

L'Europe n'est plus notre obsession, oublier la France peut être un point de départ pour imaginer quelque chose de différent. Pourquoi restons-nous enfermés dans cette impasse ? L'Europe veut se provincialiser ? Aidons-la à se provincialiser. En Afrique du Sud, où je vis, des pôles d'échanges internationaux à l'intérieur de l'hémisphère sud commencent de s'organiser, les universités accueillent des étudiants africains qui ne peuvent plus venir étudier en Europe.

Qu'est-ce que "l'afropolitanisme" et en quoi est-il une chance pour l'Afrique de demain ?

On y est déjà, en plein. L'afropolitanisme est le nom que l'on donne à un processus de créolisation des sociétés et des cultures qui a commencé il y a très longtemps, bien avant la conquête coloniale, que l'on se réfère aux pratiques d'itinérances, de migrations, de mouvements, au travers desquelles ces sociétés se sont constituées, ou encore aux capacités de ces sociétés à travailler à ce qui est hétérogène, à produire des formes culturelles syncrétiques, que ce soit dans les domaines de l'architecture, des arts plastiques, de la musique, bien entendu, de l'écriture romanesque, etc. Cette dimension baroque créole et transnationale, c'est cela l'afropolitisme, une manière d'être africain dans le monde, et non d'être africain à part.

Au cours de cette journée de colloque, vous avez évoqué l'importance de la lutte, mais aussi de l'imaginaire, en souhaitant que l'Afrique puisse "étonner".

L'étonnement est provoqué par la curiosité, la disposition à apprendre quelque chose qu'on ne connaît pas, la faculté d'être intrigué par quelque chose qu'on ne comprend pas. Or on a l'impression que, lorsqu'il s'agit de l'Afrique, rien n'intrigue plus personne. On ne parle que des clichés, il n'y a rien à savoir, on sait déjà tout, et cela, au moment même où le continent est en pleine recomposition, où émergent des choses qui n'ont pas encore de nom. Être étonné est une invitation à entreprendre une enquête. Mais sur l'Afrique, on n'enquête pas, on répète. L'enquête a été remplacée par la répétition.

Par Valérie Marin La Meslée

source: www.lepoint.fr