17 sept 1957 le coup de gueule de louis Armstrong
Pour protester contre l'interdiction faite à neuf élèves noirs d'entrer dans un lycée pour Blancs, Satchmo annule une tournée officielle en URSS.
FRÉDÉRIC LEWINO ET GWENDOLINE DOS SANTOS
L'interview accordée le 17 septembre 1957 par Louis Armstrong sidère l'Amérique. Lui qui a toujours collaboré avec les Blancs, lui que certains de ses frères traitent d'oncle Tom, pousse un coup de gueule stupéfiant. Parce que neuf lycéens noirs n'ont pas pu intégrer une école pour Blancs en Arkansas, il annule sa participation à une tournée organisée par le gouvernement américain en Russie. Il se lâche même complètement en accusant le président Eisenhower de manquer de "tripes". À l'époque, ce cri de rage du plus célèbre jazzman de son époque fait l'effet d'un coup de tonnerre. Pour imaginer le traumatisme vécu par l'Amérique blanche, imaginons Rachida Dati militer soudainement pour les sans-abri maghrébins...
Les faits qui provoquent la colère de Satchmo remontent au 3 septembre 1957. Ce jour de rentrée scolaire, neuf élèves noirs ont le culot de se présenter devant le lycée principal de Little Rock, en Arkansas. Comme s'ils ne savaient pas qu'il est réservé aux Blancs ! Ce n'est pas l'abolition de la ségrégation raciale votée l'année précédente à Washington qui changera la donne en Arkansas. Si les Nordistes s'imaginent faire la loi dans le Sud, ils se fourrent le doigt dans l'oeil jusqu'au coude. Bref, le gouverneur de l'Arkansas, Orval Faubus, dépêche la garde nationale sur place pour faire comprendre aux six filles et aux trois garçons d'aller se faire voir chez les nègres ! Durant trois semaines, les manifestations racistes et ségrégationnistes se succèdent à Little Rock pour empêcher les neuf élèves de pénétrer dans l'établissement, car ils ont la malice d'insister.
Durant ces événements, le grand Armstrong est en tournée avec son orchestre, l'All Stars Band. Le 17 septembre, il arrive dans la ville de Grand Forks, dans le Dakota du Nord. Jusque-là, il passait pour le bon nègre. Celui qui répond aux journalistes l'interrogeant sur la ségrégation : "Je ne me sens pas concerné par la politique. Je me borne à souffler dans ma trompette." Voilà un artiste noir qui sait rester à sa place. Ce n'est pas comme Yannick Noah...
Armstrong : "Le gouvernement peut aller en enfer"
La popularité d'Armstrong est telle que les meilleurs restaurants d'Amérique et les plus beaux palaces en oublient complètement la couleur de sa peau pour l'accueillir. C'est le seul Noir à ne pas entrer dans un établissement de luxe par la porte de service. À Grand Forks, il est naturellement descendu au Dakota Hotel, le meilleur établissement de la ville. Juste avant le concert, un jeune journaliste fan de jazz nommé Larry Lubenow parvient à s'introduire dans sa suite pour lui demander une interview. Son rédacteur en chef l'avait mis en garde dans la journée : "Pas de politique." Recommandation a priori peu utile avec Armstrong. C'est ce qu'on va voir.
Vêtu d'un short et d'une chemise hawaïenne, le jazzman de 56 ans accueille le jeune Larry avec le sourire. Rien ne laisse prévoir le coup de sang d'oncle Tom. La première question, anodine, porte sur son musicien favori. "Bing Crosby", répond-il. Mais, au fil de l'interview, Larry sent la tension monter. Apparemment, Armstrong est travaillé par quelque chose. Il faut que cela sorte. C'est lui qui aborde le sujet de Little Rock, à la stupéfaction de Larry.
Voici soudain Armstrong en train de rugir qu'il ne parvient pas à croire qu'on ait pu renvoyer les neuf élèves de Little Rock. "It's getting almost so bad a colored man hasn't got any country", fulmine-t-il devant le jeune journaliste stupéfait. Et de poursuivre que le président Eisenhower a "deux visages" et manque de "tripes". Il continue quelques minutes à déblatérer sur le président et le gouverneur de l'Arkansas, avant d'entonner l'hymne national américain en le truffant d'obscénités. Puis il affirme remettre en cause sa participation à une tournée en Union soviétique organisée par le département d'État. Un sale coup pour Washington qui organise les périples de ses grands musiciens noirs à travers le monde pour combattre l'image d'un pays raciste et ségrégationniste. Armstrong conclut : "Avec la façon dont ils traitent mon peuple dans le Sud, le gouvernement peut aller en enfer !" Oncle Tom a bouffé du lion.
Larry sent qu'il tient le scoop du siècle. Il zappe le concert du soir pour écrire son article dans la nuit. Il est trop tard pour le faire publier dans l'édition du lendemain, quant à l'agence de presse AP, elle ne prendra pas le risque de publier un tel brûlot sur son fil national sans une confirmation des propos d'Armstrong. Dès le lendemain matin, Larry Lubenow file au Dakota Hotel pour montrer son article au trompettiste. "N'enlève rien à cette histoire. C'est exactement ce que j'ai dit et je le maintiens", s'exclame celui-ci, avant d'écrire "vrai" au bas de l'article et de le signer.
Onde de choc
En moins de 24 heures, le papier de Lubenow fait le tour du pays en provoquant une onde de choc. Beaucoup de Blancs même favorables à la cause noire sont scandalisés par ces propos si brutaux envers Eisenhower. En revanche, la plupart des artistes et des sportifs de couleur, très surpris d'une telle volte-face, soutiennent Armstrong. Tels le boxeur Sugar Ray Robinson, la chanteuse et militante des droits civiques Lena Horne, la chanteuse et actrice Eartha Kitt, la chanteuse d'opéra Marian Anderson. Seul Sammy Davis Jr. fait la fine bouche en regrettant que le jazzman ait attendu si longtemps avant de soutenir ses frères.
Les plus effarés sont certainement les producteurs du musicien, qui craignent des retours de bâton. Aussi tentent-ils aussitôt de minimiser la déclaration. Mais il n'en a rien à cirer, le souffleur de trompette. Dès le lendemain, lors d'un concert à Montevideo (Minnesota), il enfonce le clou. "J'ai dit ce que quelqu'un aurait dû dire depuis longtemps." Les appels au boycott de ses concerts et les quelques émissions de télévision annulées ne le font pas changer d'avis.
Eisenhower a-t-il été sensible au coup de gueule d'Armstrong ? En tout cas, le 24 septembre 1957, il envoie 1 200 militaires à Little Rock pour escorter les neuf élèves noirs jusqu'à la Central High School, qui, cette fois, ne peut plus les refuser. Armstrong a retrouvé son sourire légendaire. Il envoie un télégramme au président : "Si vous décidez de marcher jusqu'à l'école avec les petits enfants de couleur, prenez-moi avec vous, papa. Que Dieu vous bénisse."