ARCHIVES - De la nécessité de bien connaître son histoire

CRISE EN MARTINIQUE: ECLAIRAGE DE JULIETTE SMERALDA,SOCIOLOGUE/ECRIVAIN.

De la nécessité de bien connaître son histoire

A LIRE ABSOLUMENT !

 

La Martinique de la fin des années 1600

 

« De bonne heure la situation de revendeur[1] aux îles parut avantageuse, tant en ce qui concerne les marchandises d’Europe que celles produites sur place. » (Delawarde).

 

De regrattier à distributeur : l’un perpétue l’autre 

 

Concernant le commerce intérieur « et particulièrement des échanges des produits alimentaires auxquels les petits cultivateurs sont seuls intéressés », « cette sorte de marchands appelés regrattiers eut un rôle néfaste pour la culture vivrière. Parasites à la fois du producteur et du consommateur, ils s’emparaient du marché pour le mener à leur guise ; pour empêcher que ne joue la fonction de l’offre et de la demande, ils envoyaient leurs esclaves acheter les vivres disponibles chez le vivrier ou sur son chemin avant qu’ils ne parviennent au marché, puis, détenant l’approvisionnement, ils imposaient leurs prix. Après l’abolition des taxes en 1670 – elles avaient déjà été établies contre les profits excessifs des marchands – les regrattiers qui fourmillaient à Saint-Pierre faisaient des bénéfices de 60 et 100 %. Ces abus furent interdits par un arrêté du 2 mai 1684, mais inefficacement malgré l’expulsion des Juifs qui n’étaient pas, loin de là, les seuls coupables de ce fait. Un marquis de Maintenon pratique l’accaparement entre autres fraudes ; les commis des négociants de la Métropole sont regrattiers de grande envergure et les aubergistes ou gargotiers, anciens engagés ou affranchis, le sont autant qu’ils peuvent. » (Delawarde, 81-82).

 

Principe du Pacte colonial :

La colonie « ne doit rien produire qui puisse diminuer ses achats » à la Métropole, principalement en produits manufacturés, même comestibles autant qu’il se pouvait. » (Delawarde, p. 86).

 

Et aujourd’hui ?

 

Ainsi, il a fallu qu’un Français-France réalise un documentaire sur les békés - qui enfonce des portes ouvertes et est versé dans le débat public au moment même où il s’agit de détourner l’attention des citoyens -, et que la question du racisme soit dévoilée par ceux-là mêmes qui n’en ont jamais rien ignoré, pour que les Martiniquais s’offusquent officiellement d’une situation vieille de quelques siècles, qu’ils tolèrent tous, d’une manière ou d’une autre ?

 

De deux choses l’une :

Ou bien les Martiniquais sont parqués dans leur île derrière des barreaux qui leur masque la réalité dans laquelle – et avec laquelle - ils vivent ou bien ils sont travaillés au corps et à l’esprit par ceux qui ont pour fonction de profiter du bon ordre colonial, et qui de ce fait le protègent, en mettant à l’index tous ceux qui entreprennent de pointer ce problème qui est au centre de la stagnation de notre société ; ou bien ils sont d’un aveuglement qui dépasse l’entendement.

 

Que ce qu’il est convenu d’appeler la « communauté béké » s’émeuve de l’émoi des « autres » Martiniquais interroge nécessairement : chez ces Martiniquais-là, tout comme chez les « autres », le racisme de leurs compatriotes qui a ses racines dans l’esclavage et dans la colonisation n’a jamais été dénoncé, pas plus qu’il ne l’a été par la société dans son ensemble. Au lieu de cela, ceux qui dénoncent ce racisme intolérable sont regardés comme des pestiférés qu’il faut tenir à l’écart, par peur de la contamination.

Si bien que le racisme sournois qui ronge notre société continue à faire les choux gras de ceux au profit desquels il s’est institué et s’entretient encore. Que l’on ne joue donc pas aux vierges effarouchées lorsque l’on a soutiré – de part et d’autre – ce phénomène délétère et pernicieux, qui constitue l’un des plus puissants facteurs de blocage de notre société.

 

Aujourd’hui, les Martiniquais semblent donc découvrir les véritables raisons pour lesquelles l’une des composantes de leur société vit retranchée et les freins que cette situation cause à l’ensemble de la dynamique sociétale et économique – et donc fondamentalement aux modalités mêmes du Vivre Ensemble. Au grand dam de tous ceux qui prêchent le devenu et le métissage à tous crins, au risque de passer à côté de la dynamique de fond d’une société dont on croit saisir la personnalité sans l’étudier, se contentant de la regarder en surface en prenant l’affiché pour l’étant.

 

Békés et non békés sont tous complices de cette situation à laquelle il faut mettre fin pour oxygéner notre société, et lui donner ainsi une chance de se remettre de ce mal qui la ronge, soi-disant secrètement. Grâce à ce second souffle, elle aura les moyens de constituer cette entité véritablement plurale dont on nous rebat les oreilles, mais qui reste purement virtuelle ; pure vue de l’esprit, car rien, mais rien n’est mis en œuvre pour que cesse la dictature de la monochromie, et par voie de fait, toutes les discriminations générées autant par l’État lui-même, à travers l’imposition d’un corps de fonctionnaires monochrome ; par les békés qui entretiennent des pratiques aux relents d’habitation et par des Français nouvellement installés qui pratiquent la préférence raciale en toute impunité, excluant de manière de plus en plus ouverte les Martiniquais de leur environnement naturel pourtant peuplé à 90 % de Noirs et de Métis. Comment comprendre que dans un tel rapport de population, la mobilité monochromatique, la préférence monochromatique, l’emploi monochromatique, les privilèges monochromatiques  aient la vie si dure ? Que tout cela s’affiche sans craindre de meurtrir ceux qui en sont les laissés-pour-compte ? Que font – ou que ne font pas - les décideurs, les élites, les détenteurs du pouvoir symbolique et du pouvoir économique pour lutter contre tant d’archaïsmes et contre toutes les formes d’exclusions qu’ils génèrent?

 

Pour le reste, nous sommes tous responsables du racisme des nôtres, tant que nous ne le combattons pas.

 

Du pacte colonial à la société moderne

 

Saisissons l’opportunité historique qui se présente à nous pour sortir de l’hypocrisie et de la lâcheté légendaires dans laquelle nous vivons.

Car notre société se meurt bel et bien ! Et-ce cela que nous voulons ? Aller à l’implosion et à l’irréversible à cause de postures totalement et irresponsablement égoïstes ?

Si c’est le cas, alors enfermons-nous dans notre hypocrisie et laissons mourir notre société de sa belle mort, car les conditions dans lesquelles elle est née préfigurent sa disparition. À moins que les hommes et les femmes de bonne volonté qu’elle a sécrétés décident de se retrousser les manches, d’en finir avec les atermoiements, pour se mettre au travail ! Il y a tant à faire ! Et à ceux qui ne jouent que sur la manipulation – par le soudoiement, dans l’ombre, et par l’invention des théories pseudo-sociales, les plus improbables, viables uniquement dans les sociétés « tchololos » peuplées de demeurés qui ne comprennent rien à rien  – l’on demandera de traiter cette société-ci et ceux qui l’habitent avec un peu de respect. Il est temps que ces manipulateurs se rendent compte que beaucoup de ceux dont on doutait des compétences intellectuelles en ont justement et que les inégalités que sont destinées à cacher de trop mesquines stratégies de diversion ne sauraient s’éterniser, parce qu’elles ne passent absolument plus inaperçues.

À ceux qui se sont institués en grands esprits, en cerveaux et en intelligences suprêmes de donner l’exemple !

 

Pour sortir du Pacte colonial et construire une société complète, asseyons-nous, pluriel, autour d’une table, pour définir les structures de la société moderne que nous voulons bâtir ensemble. Cela demandera que nous sortions des postures de gestionnaires de la colonie dans laquelle nous sommes installés.

 

Petit rappel : je n’hésite pas à faire une entorse au code du savoir-vivre pour signaler qu’en 2002, un ouvrage intitulé La racisation des relations intergroupes ou la problématique de la couleur… a été publié qui passe au peigne fin, dans l’un de ses chapitres, le rapport que la communauté békée entretien à la race et à l’économique dans la société martiniquaise. Le documentaire de Canal+ ne fait que mettre des images sur des analyses que de trop complaisantes élites avaient jugé excessives…

 

 

 

Juliette sméralda

Sociologue

 

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[1] Les « distributeurs » du XXIe siècle.