ARCHIVES - Le regard de Narcisse

 Le regard de Narcisse

Archives B.WORLD : (2006-09-23)

« Comment prendre pour un « pionnier de la civilisation » ce mercenaire blanc, un soudard sans conscience, presque toujours un illettré à la suite de quelque grand aventurier, qui se jetait sur les natifs des trois continents de couleur ?»

 Arturo LABRIOLA – Le Crépuscule de la civilisation.  L’Occident et les peuples de couleur. Paris, 1936

20 mars 2005 : c’est la journée mondiale contre le racisme. Le journal télévisé se déroule sur Arte, la chaîne franco-allemande. On passe un bref reportage sur un « Noir » en Allemagne qui témoigne (je relate de mémoire) : « Je faisais la file à la caisse, un jeune Allemand se retourne, me regarde et dit : « nigger ». Je ne réponds pas. Nous avançons, il se retourne une deuxième fois, et me gifle ». La suite ? Les autres n’ont rien dit, rien entendu, rien vu : le jeune « Noir » a pris son chemin en direction d’une association pour se plaindre, le jeune Allemand a vaqué à ses occupations. Choquant ? Scandaleux ? Révoltant ? J’ose croire qu’il n’y a aucun doute sur la réponse spontanée de la majorité des humains. Il est fort à parier que le jeune Allemand n’aurait pas agressé, juste comme ça, un chien noir en divagation, il est peu certain que le chien aurait encaissé deux agressions sans réagir. Se pose alors les questions suivantes : le « nigger » serait-il, aux yeux du jeune Allemand, un être moins respectable que le chien noir, un être contre-nature qui ne mérite que mépris, humiliations et haine ? De quel droit peut-on tout se permettre à l’encontre du « nigger » qui, pour mille raisons ne se rebelle pas ? Avant d’esquisser une réponse en trois temps à ces questions, il est nécessaire de signaler que si le jeune « Noir » et le jeune Allemand ont, d’après la paléontologie d’aujourd’hui le sahelantropus tchadensis, alias Toumaï comme ancêtre commun, ils n’ont empiriquement pas la même couleur, ils n’ont culturellement ni les mêmes héritages, ni les mêmes horizons.

 

De la domination symbolique de la couleur blanche sur la couleur noire à l’éjection des « Noirs » de la famille humaine par des « Blancs ».

Le jeune Allemand est l’héritier servile d’une culture qui s’enracine dans la Grèce antique, réputée être le berceau de la Civilisation (une et universelle). Les anciens Grecs se sont autoproclamés « Civilisés » et dans le même mouvement, ont forgé le mot « Barbares » à l’intention des non-Grecs. Pourtant dans les premiers monuments de la littérature de cette « Civilisation », deux choses captent l’attention : l’usage outrancier de la force dans l’Iliade (comme l’a brillamment montré Simone Weil[1]) pour s’emparer de tout ce que l’on désire, et la domination symbolique de la couleur blanche (qui cristallise tout ce qui est positif) sur la couleur noire (qui signifie tout ce qui est négatif) dans l’Odyssée. Gavé d’Homère comme tout bon Grec, Hérodote « le père » de l’Histoire n’a pourtant pas hésité à écrire, au sujet des « Noirs » qu’il a vu en Egypte ancienne (Histoires, III, ) : «Leur semence n’est pas blanche, comme celle des autres hommes, mais noire comme leur peau. Les Ethiopiens ont, eux aussi, le sperme de la même couleur ». Et d’ajouter que tous ces gens à la semence noire « copulent en public, comme des bêtes ».

A l’ethnocentrisme débridé de anciens Grecs, dont l’un des fondements est le mythe de Narcisse, il faut ajouter, dans l’élaboration de la culture de l’Europe chrétienne, la malédiction liminaire de Canaan, fils de Cham (Genèse 9, 27) avec les « Noirs » sont identifiés. Avec Rabelais, Ronsard, et Montaigne pour lesquels il y a d’un côté les Européens et de l’autre les « peuples enfants », avec Machiavel pour qui « la fin justifie les moyens », avec Hobbes pour qui « l’homme est un loup pour l’homme », avec Descartes pour qui l’homme doit se rendre « maître et possesseur  de la nature », etc. tous les coups bas, guerres, ethnocides et génocides sont permis, légaux et légitimes. Louis XIV et son ministre Colbert l’ont très vite compris : le premier promulgue le Code noir en 1685, ouvrage juridique monstrueux qui codifie l’esclavage des « Noirs », esclavage que les clergés intellectuels et religieux ont légitimé. De 1685 à 1818, les « Noirs » sont interdits de séjour en France et ce n’est qu’en 1848, qu’ils cessent d’être des « biens meubles » pour se retrouver dans l’antichambre de l’humanité. La toute première abolition de l’esclavage dans les colonies française a été arrachée dans le feu et le sang par le  « Noir » Toussaint Louverture et de ses compagnons de lutte, la seconde abolition est celle de la Convention, la troisième a été porté au sein de l’Assemblée française par Victor Schoelcher. Aujourd’hui, l’Histoire officielle ne se souvient que de la dernière, son auteur étant entré au Panthéon, alors que Toussaint Louverture, le « Noir » général de l’armée française est laissé au seuil du Panthéon. Quelle mémoire pour la France d’aujourd’hui ?   

Dans l’antichambre de l’humanité

            Malheureusement pour le jeune « Noir » et tous les « Noirs », ce n’est pas par décret que l’on passe de plusieurs siècles de déni d’humanité, du statut de « biens meubles » à celui d’humains, voire citoyens. « Nigger », cela veut dire « nègre », défini comme suit en 1820, par J.-CH. Laveaux : « Nègre s. m. négresse s. f. On appelle ainsi une race d’homme, ou plutôt une espèce distincte d’hommes, de couleur noire, à cheveux frisés, à nez épaté, à grosses lèvres, avec des mâchoires prolongées en museau, et qui habite dans la plus grande partie de l’Afrique, de la Nouvelle-Guinée, et dans quelques autres lieux de la terre où elle a été transportée   (J.-Ch. Laveaux) »[2].

Dans le même siècle (XIXe), plusieurs élites européennes se révèlent idéologues du racisme anti-Noir et de la colonisation, la traite transatlantique et l’esclavage des « Noirs » étant passés de mode. Ecoutons deux éminents penseurs (d’Allemagne et de France) de la culture européenne donnant de la voix au sujet de l’Afrique et des « Noirs » :

            - Hegel (G.W.F): « Ce que nous entendons proprement par Afrique, c’est ce qui est sans histoire et fermé, ce qui est encore entièrement empêtré dans l’esprit naturel et qui devait ici être simplement indiqué au seuil de l’histoire mondiale »[3]

- Hugo (V) : « Quelle terre que cette Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie a son histoire ; l’Afrique n’a pas d’histoire. (…) Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie (…)  Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. ( …) Allez, Peuples ! emparez-vous de cette terre. Prenez-là. A qui ? A personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-là… »[4].

Narcisse ne veut ni ne peut recevoir, il ne peut ni ne veut donner : il prend. La chasse n’est-elle pas son loisir favori ? Allez donc trouver, si vous le pouvez, une différence entre Narcisse et l’Europe ? Bien évidemment, en matière d’incarnation contemporaine de Narcisse, il vaut mieux avoir affaire à Bill Clinton, qui joue du saxophone et court les jupons, plutôt qu’à Georges W. Bush, qui trafique armes et pétrole et sème la terreur à travers le monde au prétexte qu’il est en chasse aux terroristes.   

Le reflet du regard

Il n’y a pas qu’en amour où tout est dans le regard. En toute chose, tout est dans le regard. Là encore, il nous faut sonder le berceau de la civilisation européenne. Le regard de Narcisse est entièrement fixé sur lui-même : il regarde les autres mais il ne voit que lui-même, il ramène tout à lui-même. Il regarde les autres sans les voir : autour de lui, c’est proprement le vide. Narcisse c’est la sécheresse et le vide du cœur, c’est l’insensibilité et l’indifférence à l’état brut. Mais l’Europe, et plus amplement l’Occident, sont-ils différents ?

De l’antiquité grecque à nos jours, la civilisation occidentale s’est lancée dans le processus irréversible de la domestication : domestication de soi et domestication de l’altérité, domestication de l’intériorité et domestication de l’extériorité. Son rapport privilégié à soi, aux autres et à son environnement n’est pas la compréhension, mais la connaissance. Au « Connais-toi toi-même » de Socrate, il faut préférer non seulement « Comprends-toi toi-même », mais surtout « Comprenons nous ». En se fourvoyant dans la connaissance plutôt que de se lancer dans la compréhension, le Grec, l’Européen, l’Occidental s’est forgé un regard narcissique, un regard qui est son propre reflet, un regard chargé de codes, de normes, de préjugés, d’images, de clichés, de stéréotypes par lui élaborés et transmis de génération en génération, de siècle en siècle. Du coup, lorsque le jeune Allemand a vu le jeune « Noir », il a vu rouge, il a vu un être qui n’est pas à son image, lui qui a été crée à l’image de Dieu.

Nous sommes en 2007 et les agressions verbales, physiques et crimes contre les « Noirs » se multiplient partout dans la « vieille Europe » : en mai 2006, un haut responsable politique Allemand a conseillé aux « gens d’une autre couleur » d’éviter certains quartiers de l’ex-RDA car leur sécurité n’y est pas garantie. La suprématie de la « race blanche », appliquée à la « race blanche » elle-même par le nazisme et officiellement morte à Nuremberg, n’a jamais rendu l’âme pour les autres, pour les « Noirs » en particulier. Couleur maléfique et couleur du maléfice, le noir reste encore en bas de la hiérarchie des couleurs, malgré les efforts de Pierre Soulages, Sonia Rykiel et quelques autres. Mais pour les « Noirs », à quand l’égalité dans la différence avec les « non-Noirs », à l’instar de l’égalité du noir et du blanc dans le taoïsme ? Le partage d’une mémoire commune commence par la restitution immédiate et sans condition aux « Noirs » l’humanité dont ils n’ont pas cessé d’être spoliés symboliquement depuis l’antiquité, dont ils ont été dépouillés juridiquement de 1685 à 1848. L’abandon du regard narcissique, non pas au profit du regard d’Aphrodite qui verrait en Saartjie Baartman (1789-1816) « la Vénus Hottentote », mais du regard humain, totalement humain est la condition sine qua non d’un présent apaisé et d’une mémoire partagée, mais aussi le gage d’un avenir enchanteur.

Tout en oeuvrant à la transformation de cet avenir enchanteur en présent enchanté, dégustons ce poème qui m’a été offert par Jacky Bind, mon ami Alsacien :

Arc-en-ciel

 

Quand tu nais, tu es rose

Quand tu grandis, tu es blanc

Quand tu as peur, tu deviens vert

Quand tu vas au soleil, tu es rouge

Quand tu as froid, tu es bleu

Quand tu meurs, tu deviens violet.

 

Quand je nais, je suis noir

Quand je grandis, je suis noir

Quand je suis malade, je suis noir

Quand j’ai peur, je suis noir

            Quand je vais au soleil, je suis noir

            Quand j’ai froid, je suis noir

            Quand je meurs, je suis encore noir.

 

            Et vous avez le toupet de m’appeler «homme de couleur » !

 

 

 

Poème populaire d’Afrique du Sud.

 

   

                        Bassidiki COULIBALY      (auteur du livre : " Du crime d'être Noir)

 



[1] . S. Weil – « L’Iliade ou le poème de la force », in La source grecque. Paris, Gallimard, 1953.

[2] . J.-Ch. Laveaux - Nouveau dictionnaire de la langue française, Paris, 1820, in C. Liauzu – Race et civilisation. L’autre dans la culture occidentale. Anthologie critique. Paris, Syros/Alternatives, 1992, p.211

[3] . Hegel (G.W.F) – Leçons sur la philosophie de l’histoire. Traduction J. Gibelin, Vrin, 1979,  p.80.

[4] . Hugo (V) – Actes et paroles, III. Depuis l’exil, 1870-1885, Mes fils. Paris, Albin Michel, 1940, pp.328/239/340