JENNY ALPHA 100 ANS DE NEGRITUDE

100 ans de Négritude

portrait

Jenny Alpha. Actrice et chanteuse, cette Martiniquaise de 100 ans a traversé le siècle, entre malice et enthousiasme.

Née à Fort-de-France, elle débarque à Paris en 1929, se fait connaître dans les cabarets créoles, enregistre pour Pathé en 1939 puis fait ses premiers pas sur les planches, où il lui a fallu combattre les préjugés : «On me disait : "Les gens éclateront de rire en voyant une Noire interpréterPhèdre".Avec le temps et le combat pour la dignité, cela s’est arrangé», confiait dans Libération du 16 janvier 2009 celle qui fut l’intime d’Aimé Césaire, de Léon-Gontran Damas et de Léopold Senghor, intellectuels anticolonialistes chantres de la négritude.

En 2008, elle publiait un nouveau disque, la Sérénade du muguet. La doyenne des artistes françaises va donc entrer dans le club des centenaires, où pourraient bientôt la rejoindre la comédienne Paulette Dubost (née le 8 octobre 1910) et la chanteuse Léo Marjane (née le 27 août 1912). F.-X. G.

 

On est chez elle, Paris XVIe. Appartement fond de cour, façade mistigri. Dans son couloir où l'on ne se croise pas, trop étroit, elle demande : «C'est comment votre prénom déjà ?» Cette question, elle la posera plusieurs fois. Jenny Alpha n'a que 98 balais. Mais n'allez pas croire que ça calanche côté mémoire, elle est chiche de raconter tout à trac son passé, le révolu de ses années échevelées, conquête de toutes libertés.

Présentations. D'abord chanteuse créole de cabarets, époque fox-trot, elle la joue «amuseuse noire chez les Métros». Signe quelque 78 tours pour la Pathé. Petite frangine qu'elle était des fondateurs de la Négritude, bonne copine d'Aimé Césaire, de Léopold Senghor et de Léon-Gontran Damas, miss Alpha ne trouve que porte close au répertoire classique du théâtre que, comédienne, elle se rêve d'interpréter. Ce qu'elle fera, mais plus tard, au diable le Conservatoire, en apprenant le métier sous la direction des Roger Blin, Jean-Marie Serreau, ou Daniel Mesguich. De Brecht à Duras, elle a joué une centaine de pièces, dont Tchekhov encore, en 2005, à Bobigny. Là, elle vient de sortir un album, la Sérénade du muguet (Aztec Musique).

Pépite sucrée. Sa voix se pose ni chevrotante, ni bidouillée. Le disque est arrangé par David Fackeure, pianiste imprégné swing et biguine. Thomas Dutronc y a posé sa guitare. Il en dit : «Pour le côté hors circuit, hors business, pour la rencontre et par amitié avec des musiciens, histoire de faire un truc guidé par l'envie, la curiosité et à l'opposé du tout-jetable d'aujourd'hui.» Jenny Alpha, a fait ça pour s'amuser.

Madame dégage quelque chose de frêle et pimpant. Un sourire posé là, bien là, avec la pétillance d'une pimprenelle parfois. Elle a quelque chose de colibri et de voilé dans le timbre de voix. Son appartement est surchauffé, une bronchite l'a plaquée sur un lit d'hôpital quelques mois. Elle porte une tunique en maille, bleu caraïbes, un chignon blanc «très rabougri, vous ne trouvez pas ?» Elle a l'iris gris, des boucles d'oreilles dorées, des bracelets, un énorme collier. «Sans cela, je ne serais pas martiniquaise, je crois.» On lui demande la marque de sa crème antirides, elle explose de rire. «Dites-vous plutôt que le matin, je me farde, je m'habille, les rides, je n'y pense pas, je ne me regarde pas.» Bien sûr, Jenny Alpha !

Elle reçoit dans son salon, qui sert de salle à manger et de chambre à coucher. Petit lit de curé engoncé derrière un buffet, deux armoires. Sa bibliothèque, gargantuesque, aligne aussi bien des Buffon reliés que du Nancy Huston dédicacé. Elle lit des classiques, des polars, elle lit sans loupe et sans arrêt. Giono est un de ses auteurs favoris. Dans cinq minutes, elle changera d'avis. Elle se cale, dos droit dans un de ses deux rocking-chairs en bois. L'autre est placé à trois pas, pile devant les mirettes de sa vieille télé. Aux murs, des photos, des cartes postales, et puis aussi une reproduction de son portrait datant de 1947, porté sur un timbre-poste à l'effigie de la Martinique.

Naissance à Fort-de-France, d'un père chef des douanes qu'elle décrit «fils de mulâtres, passionné de théâtre et coureur de femmes, comme tous les Antillais». Sa mère est receveuse des postes. «Elle me surveillait de prêt, de peur que je ne revienne avec le ventre rond. Les hommes vous laissent leur semence et puis s'en vont.» Le père avait quatre enfants d'un premier lit, elle est l'aînée du deuxième mariage, six enfants. «La cinquième a eu pour prénom Oméga, pour mettre un frein à la fureur des flots ! Mais il y a eu encore un petit frère après.» Petite, elle est abonnée à la Semaine de Suzette, interprète les saynètes, son public, c'est ses poupées «avec de vrais cils», toutes achetées à Paris. Paroles de gamine. «A l'école, je récitais gentiment "Nos ancêtres les Gaulois". La colonisation a eu des effets terriblement néfastes sur l'esprit, on a voulu nous faire croire que nous étions des petits Blancs et je n'y croyais pas vraiment.» Jeune fille, elle se dit d'une coquetterie redoutable, égocentrique et frivole. Aimé Césaire, camarade de classe d'un de ses frères, la retrouve, à Paris, où elle débarque à 19 ans, pour vivre chez une amie de ses parents. «Nous nous voyions souvent avec Senghor et Damas. Avec eux, j'ai pris conscience de mes vraies racines, j'ai connu la Négritude à ses débuts.» Avec lequel des trois a-t-elle flirté ? «Il y avait des garçons pour jouer et d'autres pour parler. Ce trio me considérait comme une des leurs, notre flirt à nous, c'était la littérature.» Elle étudie l'histoire à la Sorbonne «sans conviction» et prépare un professorat d'éducation physique, on la voulait dans l'enseignement. «Je prenais des cours de chant que je finançais en donnant des cours de gym. J'ai rencontré Robert Desnos de cette façon-là et j'ai fini par côtoyer des tas de gens, comme Derain, Jean-Louis Barrault, Trenet ou Mouloudji.»

En 1939, Jenny Alpha, secrétaire au musée Guimet, façonne un spectacle sur le carnaval antillais, elle est invitée à se produire dans un cabaret, la Canne à sucre. Pathé lui fait enregistrer ses premiers disques. Dans la foulée, elle rencontre et épouse Jacques Dessart, conférencier au musée du Louvre. La guerre a éclaté. «Nous sommes venus habiter près de Vence, chez mes beaux-parents qui visaient pour Jacques la fille du châtelain et lui reprochaient sans cesse de leur avoir ramené une Négresse.» Dessart meurt en 1942, Jenny Alpha vit à Nice. «J'y ai connu mon deuxième mari, le poète Noël Villard. Nous n'avons pas eu d'enfant, il m'a poussée dans une carrière artistique, nous sommes revenus à Paris après la Libération. S'en suivent quarante-trois ans de fidélité. Enfin, de mon côté. Du sien, je ne veux pas savoir.» Première pièce de Courteline en 1947, Jenny Alpha ne lâche pas pour autant le cabaret, crée un orchestre de variétés antillaises, signe trois disques. Son truc à elle, c'est le théâtre. Elle reste longtemps cantonnée à des rôles stéréotypés. «Je trouvais les metteurs en scène assez frileux. Longtemps, on m'a répondu que le public éclaterait de rire en voyant une Noire interpréter Phèdre. Evidemment, avec le temps et le combat pour la dignité, ça s'est arrangé.»

Elle ne se voit pas avoir 100 ans, Jenny Alpha. Soutient qu'elle n'y songe pas, ne veut pas souffrir, soulignant qu'il «faudrait voir à ne pas trop en demander». En attendant, elle écoute Duke Ellington, Billie Holiday, et surtout Mahalia Jackson, «sa voix me bouleverse l'âme». Elle les a tous rencontrés et aimés. Côté classique, c'est Debussy, Wagner «mais pas tout» et Mozart.

L'argent, elle s'en fout. Elle ne croit ni au hasard, ni en Dieu. Décrète que certains individus sont programmés, ont une aura. «Un Barack Obama, qui m'attire plus qu'il ne m'impressionne est dans la lignée d'un Moïse, d'un Christ ou d'un Gandhi.» Et puis elle stoppe net d'un : «Bon, assez travaillé pour aujourd'hui.» S'extirpe de son rocking-chair, demande à son aide ménagère qui vient d'arriver d'apporter le sucre de canne, un couteau, des verres et un citron vert. La bouteille de rhum Damoiseau est planquée dans une armoire côté chambre. Après, on ne se souvient plus bien avoir trinqué à Lady Macbeth ou à l'éternité.

 

Photo Lea Crespi

 

Jenny Alpha en 6 dates

22 avril 1910 : Naissance à Fort-de-France.

1929 : Arrivée à Paris.

Juin 1939 : Premiers disques 78 tours avec la firme Pathé.

1947 : Débuts au théâtre.

9 février 2005 : Officier de l’ordre des arts et lettres.

Novembre 2008 : Sortie du CD la Sérénade du muguet.

 

 

La bibliothèque de Jenny Alpha

(MFI) Jenny Alpha est « la doyenne des tréteaux parisiens ». Née à la Martinique en 1910 et installée en France depuis l’âge de dix-neuf ans, cette comédienne lumineuse a commencé sa longue carrière pendant les années sombres de l’après-guerre. D’abord chanteuse et danseuse au music-hall, elle s’est progressivement imposée dans le paysage du théâtre parisien et français grâce à son talent et à sa générosité. Venue au théâtre pour « la beauté de la littérature », elle a joué dans une cinquantaine de pièces, essayant chaque fois de défendre avec passion des textes et des mises en scène qui lui ont été proposées souvent par des metteurs en scène prestigieux. Elle a aussi fait du cinéma et des téléfilms. Son parcours d’exception est un exemple de courage et de persévérance pour les jeunes artistes de couleur qui tentent aujourd’hui de percer sur la scène française et européenne où la présence noire ne va toujours pas de soi.  Entretien.

Qu’évoque pour vous le mot « bibliothèque » ?

Ce mot me fait penser à la Bibliothèque Schoelcher de Fort-de-France. J’ai grandi dans cette ville et j’allais souvent dans cette bibliothèque pour emprunter des livres. Elle avait la particularité d’avoir dans ses rayons des ouvrages un peu dérangeants pour l’époque tels que Batouala de René Maran qui venait d’obtenir le prix Goncourt. Je me souviens combien ce livre avait scandalisé la bonne bourgeoisie antillaise dont faisaient partie mes parents. Je crois que mon père l’avait quand même lu. Moi, je l’ai lu plus tard après ma venue à Paris en 1929.

Pourquoi avoir attendu de venir à Paris pour le lire ?

Nous étions dans les années 20. J’étais encore presque une enfant. Et puis, à l’époque les filles étaient très sévèrement tenues par les parents de peur qu’elles aient des enfants avant le mariage. Mes lectures étaient donc étroitement surveillées.

Qu’aviez-vous droit de lire ?

J’avais droit de lire la plupart des écrivains classiques français, de Corneille à Zola, en passant par Racine, Dumas, Hugo. J’adorais ce dernier. J’avais une passion pour sa poésie que j’apprenais par cœur et récitais en classe comme à la maison. J’aimais déjà déclamer en public.

En fait, comment est né votre goût pour le théâtre?

Pour vous avouer la vérité, c’est la faute à mon père. Dès que j’ai eu six ans, il m’a emmenée au théâtre voir les spectacles présentés par les troupes venues de Paris. Elles jouaient La Traviata, ou parfois des morceaux plus légers du répertoire de l’Opéra comique. J’étais ravie et lorsque je revenais à la maison, je répétais les chansons que j’avais entendues. Mon amour du théâtre vient sans doute de là.

Vous avez joué depuis 1947 Courteline, Genet, Césaire, Brecht, Shakespeare, Baldwin, Sophocle, Cixous, pour ne citer que les auteurs les plus connus. Parmi tous les textes que vous avez interprétés, quel est celui qui vous a émue le plus ?

La folie ordinaire d’une fille de Cham du Martiniquais Julius-Amédée Laou est le texte qui m’a marqué le plus. Elle était mise en scène par Daniel Mesguich. Je jouais le rôle principal… celui d’une femme folle internée dans une asile psychiatrique pendant 50 ans. Cette femme souffrait de plusieurs obsessions. Celle du viol, car elle avait été violée quand elle était petite par le curé de la paroisse. Elle s’en était ouverte à sa mère qui n’a jamais voulu la croire. Sa deuxième obsession consistait à croire qu’elle pourrait devenir blanche. Le curé lui disait que si elle était vraiment sage, elle perdrait sa noirceur. Par conséquent, elle vivait la couleur de sa peau comme une punition. Cette obsession de la blancheur va la pousser à la fin à rejeter son bébé noir. Comme elle se croyait blanche, elle ne pouvait pas avoir un enfant noir! Jouer cette pièce était à la fois une douleur et un bonheur extraordinaires!

Je vois que vous n’avez pas perdu contact avec cette pièce puisque vous l’avez conservée dans votre bibliothèque.

Bien sûr. Il y a aussi toutes les autres pièces, presque toutes. Mais vous savez, la bibliothèque d’une comédienne ne se limite pas aux pièces qu’elle joue. Je suis une lectrice vorace et éclectique. Je lis aussi bien les polars que les classiques. Agatha Christie, mais aussi Daniel Maximin dont j’ai tous les romans. L’Isolé soleil, Soufrières... Voici Texaco de Chamoiseau. Je me souviens d’avoir eu beaucoup de mal à entrer dans ce livre. Je l’ai laissé tomber avant de le reprendre en me disant qu’il fallait que je m’habitue à cette nouvelle façon de raconter. En ce moment, je suis en train de relire Glissant, son Tout-monde. Il n’est pas facile non plus. Mais cette difficulté là me touche beaucoup parce qu’elle donne une certaine noblesse à la littérature.

Quels sont les livres de votre bibliothèque auxquels vous tenez particulièrement ?

Aux livres que j’ai hérités de mes deux maris. Ce sont souvent des livres anciens. J’ai ainsi récupéré tous les Buffon, avec les planches originales des gravures réalisées par Buffon lui-même. Je suis également très attachée aux livres que leurs auteurs me dédicacent. Par exemple, Nancy Huston me dédicace chacun de ses livres, chaque fois d’une manière différente. Voici son dernier livre: Une Adoration. Voyons ce qu’elle m’écrit: « Pour ma si chère Jenny, un livre de passion pour le théâtre et toutes les formes de l’imaginaire. Avec toute la tendresse de Nancy. » C’est charmant, non ? « Pour Jenny Alpha, ce livre de nos angoisses », m’a écrit Joseph Zobel sur la page de garde de son célèbre Rue Cases-Nègres. Joseph, je l’ai bien connu à Fort-de-France. Il s’était révolté à l’école et avait dit au maître qu’il racontait n’importe quoi. Ses ancêtres n’étaient pas les Gaulois, mais les Africains ! Il avait à peine onze ans. Je l’ai admiré à cause de son courage et je me souviens de m’être demandée pourquoi moi aussi, je n’avais pas eu cette idée là.

Et Césaire, l’avez-vous connu ?

Aimé Césaire était un ami d’enfance de mes frères. Ils allaient en classe ensemble. Je l’ai parfois croisé. Mais c’est à Paris que j’ai connu de près tous les trois chantres de la négritude. Césaire, bien sûr, mais aussi Senghor et Damas pour lequel j’éprouvais une très grande sympathie. Pour moi, c’est celui qui va demeurer. C’était un écorché vif, mais il était doué d’une sensibilité étonnante ! Ces trois garçons venaient souvent chez Mme Miton au boulevard du Temple où mes parents m’avaient laissée en pension. Ils évoquaient parfois leurs combats en faveur de la dignité du peuple noir. Je peux dire que j’ai connu la négritude à ses débuts.

Malgré l’impact énorme qu’a eu ce mouvement sur les mentalités, les comédiens noirs en France se plaignent toujours d’être cantonnés dans des rôles stéréotypés. Avez-vous eu l’occasion d’en parler avec les metteurs en scène ?

Je leur ai même dit : « Vous êtes trop frileux. » Pourquoi ne voulez-vous pas donner le rôle de Célimène ou de Phèdre à une comédienne noire ? « Mon Dieu, Jenny, m’avait-on répondu à l’époque, le public éclaterait de rire s’il voyait une femme noire jouer Phèdre sur scène ». Je refuse de penser que le public soit aussi borné qu’on le croit. Il ferait l’effort si on le lui demandait. D’autant que les personnages qui peuplent le théâtre classique sont en grande partie issus de l’Asie mineure ou de la Perse. Quel mal y aurait-il alors à ce que ces rôles soient interprétés par des comédiens non-européens ? En réalité, ce n’est même pas une question de vraisemblance ou de crédibilité. Ce sont les metteurs en scène qui ne veulent pas prendre le risque de bousculer les habitudes des spectateurs. Mais la situation est en train de changer. La couleur de la peau n’a rien à voir avec la passion, et le théâtre c’est la passion.

Quels sont les rôles du répertoire du théâtre classique que vous auriez aimé interpréter ?

Ah!, si j’avais eu l’âge, j’aurais beaucoup aimé jouer Lady Macbeth. Ou pourquoi pas Médée. Cette femme qui tue ses enfants pour donner à manger à Jason me bouleverse profondément. La tragédie antique est d’une cruauté, d’une valeur, d’une violence extraordinaires. J’aime les pièces où tous les ressorts de la nature humaine peuvent se donner libre cours. Elles semblent nous rappeler que l’homme n’est ni bon, ni mauvais. Il est capable de la pire noirceur comme de la générosité la plus lumineuse.

Est-ce qu’une pièce de théâtre ou un livre peut changer la vie du lecteur ou du spectateur?

C’est peut-être trop demander. Il peut certainement influencer notre façon de voir le monde. Je suis en train de lire en ce moment un polar. L’auteur a placé en exergue une phrase d’Aristote: « Un ami c’est la même âme dans deux corps différents. » C’est une belle pensée. Je sais maintenant ce qu’est l’amitié. J’ai beaucoup d’amitié pour ma nièce (qui assiste à cet entretien). Cela me rassure de savoir que c’est la même âme qui nous réunit. Les grands livres nous rassurent.

Propos recueillis par Tirthankar Chanda