En Italie, ''le racisme est un levier de l'exploitation des saisonniers migrants''

En Italie, "le racisme est un levier de l'exploitation des saisonniers migrants"

Pour Alain Morice, anthropologue, chercheur au CNRS et membre du laboratoire URMIS (Unité de recherches "Migrations et société", université Paris-Diderot), on peut se demander "si la mafia locale n'est pas derrière les premières exactions, qui ont déclenché une "chasse à l'immigré" dans le sud de l'Italie, faisant soixante-sept blessés entre jeudi et samedi.

Le recours à la main-d'œuvre étrangère saisonnière est-il un phénomène ancien en Europe ?

Oui, dans certains pays d'immigration ancienne, comme la France. On se souvient notamment des Belges recrutés pour la récolte des betteraves dans le nord de la France, ou des Italiens dans la région marseillaise pour le maraîchage, ou encore des Espagnols pour les vendanges. Le phénomène s'est développé avec l'industrialisation de certains secteurs agricoles, qui a été accélérée dans les années 1970 quand Jacques Chirac était ministre de l'agriculture et qui s'est traduite par une importante demande de main-d'œuvre pour des récoltes plus massives et plus ponctuelles. Il a fait tache d'huile dans les années 1980 en Espagne, puis en Italie, qui étaient auparavant des pays d'émigration, quand à leur tour ils ont développé la culture intensive de fruits et légumes.

Mais il s'agit toujours de variantes du "modèle californien", qui s'est imposé il y a un siècle dans l'ouest des Etats-Unis : on recourt à une main-d'œuvre immigrée moins chère, fragile puisqu'on peut lui confisquer ses papiers ou empêcher leur renouvellement, et facilement corvéable car l'objectif de ces travailleurs, venus de pays démunis, est de gagner le maximum d'argent en un minimum de temps. L'idée est toujours que ces étrangers ne doivent pas s'installer durablement car, disent les exploitants, s'ils séjournent à l'année, alors ils deviendront des "bras cassés" sans ardeur à la tâche et surtout soucieux de toucher les aides sociales. Le racisme est ici un levier de l'exploitation de ces saisonniers migrants.

L'origine et les conditions de travail de ces saisonniers varient-elles selon les pays ?

On a plusieurs modèles de mobilisation de la force de travail dans l'agriculture, qui cependant convergent tous vers le souci de s'assurer de sa flexibilité et de sa précarité. En France, il y a eu surtout, après l'intégration des travailleurs espagnols et portugais dans l'Union européenne, des Marocains et, en moins grand nombre, des Tunisiens, leurs pays ayant signé avec la France, dès 1963, des accords de main-d'œuvre. Ce furent les fameux "contrats OMI", du nom de l'Office des migrations internationales, d'une durée de six mois (extensible jusqu'à huit mois). Récemment, les Polonais sont devenus majoritaires, surtout dans les vendanges, mais, à présent, ils sont à leur tour bénéficiaires de la libre circulation comme travailleurs européens. Ces contrats, mesurés au compte-gouttes chaque année par les autorités préfectorales, sont à la fois précieux pour les employeurs et pour les saisonniers. Ce système est supposé garantir la paix sociale.

L'Andalousie, située dans le sud de l'Espagne, a d'abord surtout employé des Marocains, notamment irréguliers. Mais quand ceux-ci ont montré quelque résistance et tenté de faire valoir leurs droits à être régularisés, il y a eu une tentative de diversification. On a ainsi fait venir des Latino-Américains (surtout des Equatoriens), présumés plus proches par la religion et par la langue. Les pays de l'Europe de l'Est sont maintenant aussi représentés. Les femmes ayant de jeunes enfants sont désormais privilégiées pour les contrats en origen ("en origine"), négociés par exemple, comme en Andalousie, entre la province et une agence marocaine, avec la participation des syndicats de travailleurs : un contingent annuel de saisonniers est ainsi mis à la disposition des exploitants.

En Italie du Sud, le recrutement se fait surtout de façon informelle, sous le contrôle des mafias locales (par exemple la 'Ndranghetta, en Calabre), qui ont la haute main sur le système administratif, ce qui garantit une certaine impunité aux employeurs. Recrutés sur des mensonges ou, parce que sans papiers, par peur d'être arrêtés, des Africains et des ressortissants des pays de l'Est sont surexploités et pratiquement emprisonnés, sous la surveillance de capos ("chefs"). Les révoltes actuelles en Calabre témoignent de la gravité de cette situation, qui est pourtant bien connue depuis qu'un journaliste, Fabrizzio Gatti, lui a consacré un article retentissant en septembre 2006. En Grèce de même, il s'agit surtout de travail au noir, et les saisonniers sont très mal acceptés par la population locale : donc, ils filent doux.

Y a-t-il eu des précédents à l'explosion de violence qui vient de viser des saisonniers en Calabre ?

En 2000, dans la région d'Almeria, en Andalousie, après le meurtre d'une Espagnole par un Marocain déséquilibré, les habitants se sont livrés à une véritable chasse à l'homme contre ces travailleurs largement clandestins. Ceux-ci avaient traversé le détroit de Gibraltar dans des conditions difficiles et avaient vocation à rester à l'année. Des hôtels meublés, de petits commerces et des locutorios ("boutiques téléphoniques") s'étaient développés en ville. La violence raciste a explosé parce que les saisonniers laissaient craindre aux habitants qu'ils se fixeraient, rompant ainsi le pacte d'invisibilité qui, tacitement, permettait de tolérer leur présence.

Ce qui est en train de se passer en Italie du Sud est différent. Ces clandestins n'étaient là que pour quelques mois, et maintenus en situation très précaire. On ne sait pas bien encore, mais la flambée de violence raciste a peut-être surgi à point nommé : les ouvriers ont été chassés alors qu'on n'avait plus besoin d'eux, puisque les cours des agrumes sont tellement mauvais que la cueillette n'est plus rentable. On peut se demander si la mafia locale n'est pas derrière les premières exactions, qui ont déclenché leurs protestations puis une "chasse à l'immigré".

Propos recueillis par Claire Ané