En Jamaïque, les « ghettos » contre l’Etat . (Analyse)
En Jamaïque, les « ghettos » contre l’Etat . (Analyse)
Après une longue montée en pression liée à la demande d’extradition déposée par les Etats-Unis à l’encontre de celui que M. Peter Philips, l’ancien ministre jamaïcain de la sécurité nationale, qualifie d’« homme le plus puissant de Jamaïque (1) », le « Don » (2) Christopher « Dudus » Coke, la capitale du pays (Kingston) est depuis lundi 24 mai 2010 en proie au feu et aux armes.
Dans les heures qui suivirent les déclarations du premier ministre, M. Bruce Golding, annonçant à la population que, finalement, la police irait bien « chercher » « Dudus », des barricades furent dressées sur les grands axes et à l’entrée des ghettos de Kingston. Six stations de police ont été attaquées, pillées ou incendiées, cependant que la communauté de Tivoli Gardens, le bastion de « Dudus », se retranchait derrière d’imposants barrages tenus par des gunmen (3) lourdement armés. L’hôpital public fut lui-même attaqué après qu’un groupe d’hommes en armes accompagnant des blessés s’en soient vu refuser l’accès. Panique générale, neutralisation temporaire des forces de police, mise en veille de l’ordre parallèle des « Dons », règlements de compte en pagaille : M. Golding a préféré décréter l’Etat d’urgence et annoncer une nouvelle loi anti-gang. Il y a toutefois une certaine ironie à l’entendre promettre que ces mesures serviront à « rétablir l’ordre dans le pays » et que « les criminels et les responsables de cette violence seront arrêtés… (4) »
Historiquement, le rôle du gang de Tivoli – le « Shower posse » – est d’assurer au Jamaica Labor Party (conservateur, JLP) un vote favorable des habitants du « quartier », la garnison : à Tivoli, on vote JLP à plus de 99 % depuis 1967. Avant Christopher Coke, c’était son père adoptif, Leister « Jim Brown » Coke, que le premier ministre de l’époque, M. Edward Seaga, avait chargé d’assurer le contrôle politique de Tivoli Gardens. Il mourut dans un mystérieux incendie, en prison, à la veille de son extradition vers les Etats-Unis...
En échange de son soutien au JLP, le « Shower posse » se voit offrir des emplois à redistribuer dans la communauté, des armes, et une protection devant la justice jamaïcaine. Rapidement le groupe s’est tourné vers le trafic de drogues tout en développant, grâce aux visas qu’il obtient facilement, ses réseaux aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Le contrôle des docks de Kingston jouxtant le quartier permettent en outre d’importer des armes. Le gang fut ainsi en mesure d’assurer progressivement sa domination sur l’ensemble du centre ville (downtown) dont il gère désormais la « protection ». Les liens avec les milieux politiques ne s’arrêtent pas là puisque M. Coke est actionnaire de plusieurs entreprises de construction qui ont bénéficié d’importants contrats publics sous l’administration JLP (au pouvoir depuis 2007) (5).
Le bipartisme jamaïcain oppose un unique adversaire au JLP, le Parti populaire national (PNP). Lui aussi ouvertement néolibéral depuis 1976, il a – tout comme le JLP – développé ses propres « garnisons » à partir de son arrivée au pouvoir, en 1972. Au final, une grande partie du centre ville de Kingston se compose de telles enclaves, où l’on vote à plus de 95 % pour l’un des deux partis.
Toutefois, les évènements actuels transcendent les vieilles divisions puisque des quartiers traditionnellement opposés à Tivoli (comme Mathews Lane, Hannah Town, Concrete Jungle et Rockfort, des bastions traditionnels du PNP) prennent aujourd’hui part aux combats visant à protéger M. Coke. Inhabituel, ce phénomène conforte les analystes qui prédisaient une prise de contrôle par son gang de territoires autrefois ennemis. Ainsi que l’abandon progressif, par les gangs, de leurs amarres politiques.
Le pays se trouve donc aujourd’hui en proie à l’opposition frontale entre deux types de pouvoirs qui cohabitent de plus en plus difficilement en Jamaïque. Globalement l’Etat bénéficie toujours d’un fort soutien, mais les « Dons » profitent de l’appui d’une grande partie des habitants des « communautés » où ils font régner l’ordre (6). Plus des deux tiers des habitants de Kingston vivent dans ces « ghettos » – appellation locale qui dénote l’homogénéité économique et ethnique de ces quartiers –, et le phénomène ne se limite pas à la capitale…
C’est ce qui explique le refus de bon nombre d’habitants de Tivoli d’évacuer leur quartier alors que les forces armées s’apprêtaient à le prendre d’assaut mardi. Une photographie parue dans le Jamaica Observer montre une femme tenant une pancarte en carton, sur laquelle on peut lire : « Jésus est mort pour nous, nous mourrons pour défendre Dudus ». C’est peut-être que, pour ses populations, la question principale est de savoir comment sera la vie après « Dudus » (7). Le centre ville de Kingston a rarement été aussi sûr que depuis que le gang de Tivoli le contrôle. Les jeunes habitants du quartier vont jusqu’à gérer eux-mêmes le stationnement des véhicules dans la partie basse de la capitale. Les commerçants versent une taxe quotidienne, en échange de quoi ils sont efficacement protégés du vol et de la violence (pourtant endémiques dans le sud de l’île).
Une situation similaire s’est déjà présentée en 1998 lors de l’arrestation du « Don » Donald « Zeeks » Philipps. « Zeeks » avait lui-même profité de l’arrestation du père de M. Coke, en 1992, pour étendre la territorialité de son gang – originaire de la « garnison » PNP de Mathews lane – sur l’ensemble du centre ville. Arrêté pour une affaire de kidnapping – dans ce qui ressemble alors à une tentative par le PNP, solidement établi au pouvoir, de se débarrasser d’un témoin gênant, bon connaisseur des liens incestueux entre gangs et milieux politiques –, « Zeeks » fut littéralement sorti de prison par une foule dense qui bloqua les grands axes de la ville par des barricades avant de converger vers la station de police.
Les émeutiers expliquaient alors que seul « Zeeks » faisait assurer l’ordre dans le centre ville et qu’il était donc un « mal nécessaire ». Son aura ne retomba qu’avec la prise de pouvoir progressive du gang dirigé par « Dudus » (8). Cet exemple illustre le fait qu’une partie importante de la population continuera à défendre les « Dons » jusqu’à ce que l’Etat assure son rôle dans les communautés où vivent la majorité des Jamaïcains.
« Dudus » restant à ce jour introuvable (certaines rumeurs font état d’une fuite vers la République Dominicaine, d’autres de négociations directes auprès de l’ambassade des Etats-Unis), le gouvernement jamaïcain tente aujourd’hui de redorer son blason en présentant localement la guerre menée cette semaine comme une opération de « nettoyage » – le « karcher » jamaïcain – des « garnisons », et, sur la scène internationale, comme une guerre contre les narcotrafiquants.
De toute évidence, une chasse à l’homme est dirigée contre « Dudus » pour prévenir, comme dans le cas de son père, toute fuite d’information trop menaçante pour le parti au pouvoir. D’autant que les aveux récents du premier ministre (issu du JLP) – qui a reconnu avoir contracté une firme d’avocats pour tenter de faire annuler la demande d’extradition de « Dudus » – ont rendu sa position très incertaine (9).
Reste à savoir si l’Etat est en mesure de reprendre par la force ces enclaves. Reste aussi à savoir ce qu’il fera pour prendre la relève du pouvoir des « Dons » par la suite…
Chercheur associé au CEREGMIA (Martinique), chargé de cours à l’University of the West Indies (Jamaïque), co-auteur du livre La Jamaïque, les raisons d’un naufrage, à paraître en 2010.
(1) « Profile : Christopher ’Dudus’ Coke », BBC News, 24 mai 2010.
(2) Chef de gang.
(3) Littéralement, « hommes en armes ».
(4) « Le gouvernement jamaïcain instaure l’état d’urgence », RFI.fr, 24 mai 2010.
(5) « The Dudus Connection », Jamaica Salt, 7 septembre 2009.
(6) Lire Romain Cruse, « Médailles d’or jamaïcaines », Le Monde diplomatique, septembre 2008.
(7) « Jamaica unrest : Your stories », BBC News, 25 mai 2010.
(8) « Zeeks » sera finalement arrêté sans encombre en 2005.
(9) Plusieurs articles parus dans les journaux britanniques font états de liens très étroits entre les deux hommes.