Haïti. Les haïtiens et la naissance du jazz à la Nouvelle-Orléans
Haïti. Les haïtiens et la naissance du jazz à la Nouvelle-Orléans (1)
Port au Prince. Lundi 12 septembre 2011. CCN. Notre collaborateur Claude Carré haïtien natif chroniqueur sur CCN est aussi un musicien de jazz. C’est à ce titre qu’il a rédigé cette très intéressante contribution sur la naissance du Jazz à la Nouvelle Orléans au regard de l’apport des haïtiens expatriés aux aurores du 20è siècle. 1ère Partie.
L’histoire et la culture de la Nouvelle-Orléans sont inséparables de celles de Saint-Domingue et d’Haïti. Le journaliste New-Orléanais, Lolis Eric Elie après avoir visité Haïti en 1999 déclarait :
« Il y a tant d’haïtiens qui sont arrivés ici par vagues avant les années 1900, que j’ose affirmer que la majorité des New-Orléanais ont quelques gouttes de sang haïtien dans les veines.
La culture haïtienne a été créée à partir des mêmes ingrédients que la notre- les natifs d’Amérique, les Espagnols, les Africains de l’ouest et les Français. Il est difficile de déterminer ce qui nous est venu d’eux. Mais, en visitant l’île, j’ai vu les signes évidents, à la fois subtils et profonds, que nous avons beaucoup de choses en commun avec les Haïtiens. [ …] La persistance du Français et de la langue Créole à la Nouvelle-Orléans ainsi que la force des traits non-américains de notre culture sont le résultat, non seulement de l’influence
française, mais de celle d’Haïti également. »
Les chercheurs et musicologues américains mentionnent fréquemment la piste saint-dominguoise lorsqu’ils scrutent les origines et tentent de dégager les antécédents du jazz. Cependant aucune étude systématique n’a jusqu ici été effectuée pouvant établir les liens historiques, biographiques et musicologiques de la musique de jazz, émergée à la Nouvelle-Orléans au commencement du XXIème siècle, avec les haïtiens et la culture haïtienne. A cet égard, la grande majorité des historiens se contentent d’invoquer le fameux « Congo Square » ; les pratiques de la religion Vodouavec ses sortilèges, zombi, gris-gris et autres divinités. En somme, non seulement les liens avec le jazz ne sont pas établit ; il n y a pas de continuité, la problématique fondamentale est escamotée et n’est même pas posée de façon réelle et concrète.
Notre intervention, fruit d’une recherche qui n’est qu’à ses débuts, a pour but de poser les bases d’une telle approche et d’indiquer des repères. Notre plan consiste donc à :
Donner un aperçu des antécédents historiques entre Saint-Domingue et la Nouvelle Orléans.
Présenter les facteurs d’émergence du jazz à la Nouvelle-Orléans et l’apport des émigrés de Saint-Domingue
Eclairer le rôle déterminant des créoles descendants des saint-dominguois dans la naissance de la musique de jazz.
Fournir des pistes pour la recherche musicologique.
La question de la naissance du jazz est sujette à controverses et ne fait pas l’unanimité des historiens. Nous sommes conscients de l’enjeu du débat d’autant plus que le jazz est généralement considéré aux Etats-Unis comme la seule forme d’art originale que cette nation ait produite. Nous tenons à souligner dès le départ que situer l’origine du jazz au sein de la communauté des descendants de Saint-Domingue émigrés à la Nouvelle-Orléans ne remet nullement en question le fait que le jazz soit un produit de la société américaine.
C’est en 1682 que l’explorateur Robert Cavalier, sieur de la Salle, partant du Canada, descendit le cours du Mississipi et à son arrivée à l’embouchure de ce fleuve, dans le golfe du Mexique, proclama cette immense vallée territoire français et lui donna le nom de La Louisiane. Cependant ce n’est qu’en 1699, avec l’arrivée d’une seconde expédition, conduite par Iberville et Jean-Baptiste le Moyne, que la colonisation Française débuta réellement.
Selon les historiens, pendant un temps, elle ne survécut que grâce aux soutiens en nourriture, équipements, et personnels des colons de Saint-Domingue. En 1719 les premiers esclaves furent amenés de la côte africaine et déjà en 1720 la colonie comptait 3.000 blancs pour 1.000 nègres. Deux ans plus tard, la Nouvelle-Orléans devint la capitale de la colonie. En 1723 on commença aussi à faire venir des esclaves de Saint-Domingue, et en 1725, 3.300 noirs constituaient la force de travail, pendant que dès cette époque se constituait déjà une classe d’affranchis (gens de couleur et noirs libres) en témoigne les multiples interdictions du code noir de 1723 visant à contrer les échanges interraciaux. Pourtant ce même code noir permettait aux esclaves d’acheter leur dimanche, donnant ainsi naissance aux festivités hebdomadaires du Congo square.
Lorsqu’en 1766 Don Uloa débarqua à la Nouvelle-Orléans pour en prendre possession suite à la cession de la colonie à l’Espagne, il n’y trouva que 5000 habitants. Beaucoup de colons avaient en effet préféré laisser la colonie plutôt que de subir le joug des Espagnols. Pourtant sous l’ère espagnole, la colonie a pu garder sa langue et développer sa culture Française. Vers 1790, la Nouvelle-Orléans se mua en un havre pour des réfugiés fuyant les révolutions et les guerres coloniales. Elle accueillit des anglo-américains fuyant la révolution américaine, des Acadiens chassés par les anglais au Canada, des aristocrates Français mis en déroute par la révolution en France, et des réfugiés pourchassés par la révolution anti-esclavagiste et anti-coloniale de Saint-Domingue.
La révolution des esclaves de Saint-Domingue (1791-1803) eu des répercussions profondes sur la Louisiane. En effet, l’expédition de 1802 conduite par le Général Leclerc et envoyée par Napoléon Bonaparte avait non seulement pour mission de mater la révolte des esclaves de l’île et d’y rétablir l’esclavage abolit depuis 1794, mais de plus, « le tout puissant Bonaparte se proposait de convertir la petite nation antillaise en place d’armes qui servirait de base pour l’occupation de la Louisiane ».
Ainsi la défaite des troupes françaises en 1803 à Saint-Domingue contraignit Bonaparte à renoncer « avec le plus grand regret » à ses rêves d’empire français en Amérique et à céder ces territoires au président américain Thomas Jefferson en cette même année.
Saint-Domingue était à cette époque de loin la plus prospère des colonies françaises, vers 1791 elle comptait 27,717 blancs 21,808 affranchis et 455,089 esclaves soit en tout 504,614 personnes. De 1791 à 1803 la révolution saint-dominguoise engendra un exode gigantesque de colons, d’affranchis et d’esclaves dans toute la Caraïbe et l’Amérique du Nord. A titre d’illustration citons Trinidad où un « recensement de 1803 montre que sur une population de 8.000 blancs et de libres, le nombre de colons parlant français était presque le double de ceux parlant espagnol et plus du triple de ceux parlant anglais. La majorité des 21.000 esclaves parlaient français [créole]. ».Tous ces « français» provenaient de l’exode massif provoqué par la révolution de Saint-Domingue.
En 1793, 300 bateaux, avec à leur bord 10.000 soldats et civils, quittèrent précipitamment le Cap Français en direction de Baltimore, Norfolk.
En 1798 un grand nombre de fuyards échoueront à la Jamaïque mais furent ensuite chassés par les colons anglais et un grand nombre d’entre eux atterrirent, en fin de parcours, à la Nouvelle-Orléans.
En 1803, 30.000 s’enfuirent à Cuba. Vers 1809,10.000 d’entre eux furent chassés à leur tour et bien entendu échouèrent à la Nouvelle-Orléans. Ce dernier arrivage comprenait 2.731 blancs, 3.102 affranchis et 3.226 esclaves. Donc près de 50.000 réfugiés quittèrent Saint-Domingue pendant la période révolutionnaire, c’est-à-dire 10% de la population de l’île.
Cette arrivée massive des saint-dominguois en Louisiane, en doublant d’un coup la population de la Nouvelle-Orléans, a été le facteur le plus important du maintien de la prédominance de la culture française jusqu’en 1840. Selon l’historien Paul F. Lachance « De 1790 à 1840, presque tous les hommes de couleurs libres, parlant français et venant de l’étranger, étaient nés à Saint-Domingue ou à Cuba de parents saint-dominguois. »
Le recensement de 1850 indique que 80% de ces réfugiés s’établirent à la Nouvelle-Orléans, au Vieux Carré, actuellement French Quarteret au Faubourg Marigny. En cette même année 80% de la population non-blanche à la Nouvelle-Orléans étaient créoles. Selon l’historien Thomas Fiehrer :
« Les premiers musiciens de jazz viennent pour la plupart du Vieux Quartier, du Faubourg Marigny et Marais-Treme […] où, beaucoup de leurs ancêtres ont littéralement bâti leur demeure. […] Les racines du jazz sont ancrées dans l’évolution de cette société au cours du XXIIème siècle, étant donné que la plupart des premiers musiciens de jazz étaient des créoles de la Louisiane et de quelque part dans le bassin caribéen. »
Il est impossible dans cette intervention de couvrir, ni même de donner une idée du rôle de la diaspora saint-dominguoise dans l’évolution de la société New-Orléanaise du XIXieme siècle. Mentionnons tout de même quelques faits ponctuels: James John Aududon (Jean Jacques Aududon) le célèbre naturaliste américain était né dans la ville des Cayes au sud d’Haïti, Henriette de Lille qui fonda une congrégation afro-américaine des sœurs était originaire de Saint-Domingue, Jean-Baptiste Point Dusable , fondateur de la ville de Chicago en 1796 également, de même que Paul Morphy champion du monde du jeu d’échec. Comme fait historique important, mentionnons la participation des gens de couleurs à la Bataille de la Nouvelle-Orléans en 1815 contre les Anglais aux cris de « grenadyé a laso, sa ki mouri zafè ya yo »`, chant de g uerre de l’armée de Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines que l’on peut encore entendre aujourd’hui dans les manifestations de rues à Port-au-Prince. Au point de vue culturel, notons rapidement : l’architecture créole du Vieux quartier, la littérature, la cuisine créole, etc., et bien entendu, la musique.
Concernant la musique, citons hâtivement les faits suivants :
La chanteuse mulâtresse Minette (qui est la première femme de couleur à avoir donné un concert à l’opéra de Saint-Domingue) se retrouve de 1789 jusqu’à 1808 à la Nouvelle-Orléans chantant avec sa sœur Lise. Parmi les réfugiés venus de Saint-Domingue on dénote fréquemment des musiciens. En 1810 par exemple, le recensement de la Nouvelle-Orléans montre que le nombre de musiciens professionnels déclarés passe de dix à cinquante suite à l’arrivée des réfugiés saint-domiguois.
En 1811 la plus célèbre chanson troubadour créole de Saint-Domingue « lizet kité la plenn » est publiée à Philadelphie. Louis-Moreau Gottschalk, un blanc originaire de Saint-Domingue, et né en 1829 à Cuba, publie de nombreuses composition d’inspirations créoles, dont le Bamboula, Edmond Dédé (1827-1903) qui termina sa carrière en France, Lucien Lambert (1827-1896), Sidney Lambert (1883-c1900). Ce dernier émigra en Haïti en 1860 et devint professeur à l’École nationale de musique fondée par le gouvernement de Nicolas Geffrard . Mauléart Monton compositeur de la mélodie la plus célèbre d’Haïti, « Choucoune », était né à la Nouvelle-Orléans en 1855 avant de partir tout jeune en Haïti. Bazille Barès né en 1845, originaire de la Martinique …
Une étude biographique et musicologique sérieuse doit être menée afin de déterminer l’impact de tous ses compositeurs sur la génération subséquente des musiciens créoles qui seront les créateurs du jazz au début du XXIème siècle.
Quand aux esclaves venus de Saint-domingue, lors du fameux exode de 1810, ils étaient au nombre de 3.226. Ils y apportèrent leurs danses : kalinda, bamboula, jouba, karabiyié (cette dernière, dénommée tumba à Cuba et à la Nouvelle Orléans, apparut en Haïti en 1806, 2 ans après l’indépendance, au cours de la campagne de la partie de l’est de l’île par Jean-Jacques Dessalines), etc. . Ils animèrent les festivités du Congo square avec les nouvelles danses venues de Saint-Domingue et renforcèrent considérablement les cultes Vodou, le créole, les arts et apportèrent la culture des masses saint-dominguoises.
L’itinéraire de ces esclaves est plus difficile à suivre que celui des affranchis. On sait qu’en 1810 ils représentaient le tiers des esclaves de la Nouvelle-Orléans et de ses environs. Thomas Fiehrer cependant nous indique que « les réfugiées des trois castes [blancs, affranchis, esclaves] ont fait l’expérience commune de l’exode. Elles se sont senties unies par les liens de sang et les affinités culturelles et économiques. Elles partagèrent une longue et tumultueuse expérience et une sous-culture créole commune. Coincées dans les limites spatiales de la Nouvelle-Orléans, […] elles se rassemblèrent […] dans le faubourg Marigny, où leurs traditions de construction sont partout en évidence. »