«Le racisme n'est pas une question morale»

«Le racisme n'est pas une question morale»

8 MARS, 2011
Par: Ousmane Ndiaye

Rokhaya Diallo sort son premier essai "Racisme, mode d'emploi" aux éditions Larousse. Elle croise son expérience militante avec l'histoire et la sociologie, entres autres, pour analyser le racisme dans notre société. Dans un style vif et percutant, la fondatrice de l'association Les Indivisibles dénonce sa banalisation. Dans sa réflexion, Rokhaya Diallo interroge aussi le combat antiraciste dans sa perspective. Entretien.

Dans ton livre, tu défends l'idée d'une mutation du racisme dans la société française. Tu parles de racisme moderne. Quelles sont ces nouvelles formes?

Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une mutation mais plutôt d'une reformulation. Aujourd'hui (presque) personne n'oserait plus invoquer les différences entre les "races", on sait qu'il n'y en a qu'une: la race humaine. En revanche, on a beaucoup moins de scrupules à proposer des analyses culturalistes, désignant telle religion comme "inassimilable" à la République, telle culture comme intrinsèquement arriérée voire barbare, tel groupe d'hommes "des cités" comme étant particulièrement sexistes et violents etc...

Par ailleurs le racisme peut prendre des formes beaucoup plus anodines, parfois même, il se veut sympathique. Les blagues que l'on fait au détriment d'un collègue un peu trop bronzé, que l'on qualifie de "rabat-joie" s'il s'en plaint, ou encore les personnes qui "adorent les Noirs" parce qu'ils seraient toujours de bonne humeur ou celles qui sont convaincus que les personnes d'origine asiatiques sont des cracks en informatique... Le racisme est protéiforme, c'est ce qui rend son appréhension si complexe.

Les médias parlent souvent de dérapages quand des personnalités publiques sont impliquées....Une banalisation? Comment tu l'analyses?

Le terme de "dérapage" me semble impropre. Il serait juste s'il s'agissait de propos isolés ou fortuits, or c'est loin d'être le cas. Certains ont à leur actif des propos racistes récurrents, et se complaisent à les répéter. Ce qui parfois booste leur carrière de pseudo-provocateurs. Et lorsque l'on met ces propos les uns à côté des autres, qu’ils émanent d’élus de la République ou de leaders d’opinions médiatique, on ne peut que constater qu’ils forment un ensemble tout à fait cohérent et logique, nourri d’une seule idée : le racisme.

Tu dis: "On commet souvent l'erreur de diaboliser les personnes notoirement racistes comme si elles incarnaient le Mal absolu". Pourquoi?

Parce que le racisme n’est pas une question morale. Le racisme n’est ni bien ni mal, c’est faux, scientifiquement faux. Dans les années 1980, on a décidé que Jean-Marie Le Pen était le Grand Méchant Loup, le raciste officiel, le moindre de ses propos faisant l’objet de la condamnation générale (à raison), mais de ce fait, des propos de même nature prononcés par d’autres n’occasionnaient pas les mêmes réactions.

Quand un journaliste “dérape” à répétition, tous ses amis s’offusquent des accusations de racisme “mais non il n’est pas raciste, je le connais bien”. Comme si “raciste” signifiait “méchant”. Or, on peut tenir des propos racistes et être un ami loyal ou une personne sympathique, c’est d’ailleurs ce qui rend le racisme si difficile à appréhender. Nous pouvons tous et toutes tenir des propos racistes, ou agir sous l’influence du racisme, ce qui importe c’est d’en être conscient pour le prévenir. Nier et réserver le terme de “racisme” aux “méchants” nous fait passer à côté de l’essentiel des manifestations du racisme.

La question de l'islam n'induit-elle pas l'émergence d'un racisme, au-delà de l'extrême droite, porté par des laïcards, de gauche notamment?

Absolument, il y a une dérive de la conception de la laïcité, que certains confondent avec l’athéisme. L’Etat doit être séparé des religions et doit garantir l’égalité de tous les citoyens, mais il n’interdit aucunement que les citoyens manifestent leur appartenance religieuse en public, par leurs tenues vestimentaires par exemple. Or le dévoiement récent de la laïcité tend à imposer la circonscription de la religion à la sphère privée. A gauche, il y a toujours cette idée latente que la religion “opium du peuple” est un ennemi à éradiquer, le retour à la religion de certains jeunes est souvent perçu comme un retour en arrière. J’ai récemment entendu une députée socialiste dire que le rôle des partis était “d’émanciper” les gens des religions. En d’autres termes de les convertir à l’athéisme! Or l’athéisme (conviction que Dieu n’existe pas) est une foi comme une autre, elle n’est en rien supérieure aux autres. Et surtout, la laïcité garantie que les athées, tout comme les croyants, puissent librement exercer leur culte, sans être menacés.

Tu n'épargnes pas la dérive des combats féministes dont tu dénonces le racisme compassionnel? Explique-nous ?

De nombreuses féministes ont mal vécu la visibilité des voiles portés par des jeunes françaises musulmanes. Ce refus d’accepter la possibilité que ce voile soit un choix confinait à l’aveuglement. Elles ont refusé d’entendre les voix des femmes qui avaient choisi le voile et ont voulu les forcer à aller vers le “progrès”, méprisant leurs choix. Or les slogans féministes des années 70 clamaient “mon corps m’appartient”. Comment peut-on raisonnablement croire qu’un voile porté en Afghanistan par une femme forcée, est comparable à celui d’une Parisienne libre de ne pas le porter, dans un pays où son choix est largement minoritaire? Certaines femmes ont même été écartées des manifestations féministes en raison de leur voile! Dans ce cas pourquoi ne pas invectiver les femmes qui portent atteinte à leur corps en le torturant dans des talons aiguilles ou en le charcutant sous le bistouri d’un chirurgien? Le combat féministe doit se faire avec les femmes, pas contre elles.

Que réponds-tu à ceux qui te reprochent de masquer la question sociale, qui serait l'essentiel, en se focalisant sur la question ethnoraciale?

Je ne fais pas de hiérarchie entre les deux mais je tiens à opérer une distinction. La question ethno-raciale n’est pas uniquement socio-économique contrairement à ce qu’on entend souvent à gauche. Il y a des Arabes riches qui se font refouler de boite de nuit ou subissent des contrôles au faciès, leur accès aux classes sociales élevées n’empêche en rien d’être confronté au racisme. L’erreur de la gauche est le refus de voir cette question du racisme comme une question à part entière et de tenter de la masquer derrière une obscure “question sociale” qui serait prioritaire. On avait déjà fait le coup aux féministes dans les années 70, puis aux homosexuels, ne nous laissons pas avoir une nouvelle fois.