Guadeloupe. Pourquoi LKP n' inspire pas le dancehall ?

Guadeloupe. Pourquoi LKP n' inspire pas le dancehall ?

Pointe-à-Pitre. 27 novembre 2010. CCN. A la fin des années 90, Brother Jimmy et sa célèbre émission de télé, "Big Up" s'imposent sur la scène du reggae et du dancehall cari-créole, la Caraïbe créolophone. Plus tard, c'est sur RFO qu'il continue à défendre ces musiques caribéennes, souvent ghettoïsées à l'époque où le zouk était roi. Brother Jimmy, c'est aussi l'un des fondateurs et le « poto mitan », le pivot du Karukera Sound System (KSS), véritable « centre de formation » et découvreur de talents, tels que Admiral T, Saik... CCN lui a demandé son analyse de la situation actuelle.

Gregory Isaacs, un monstre sacré du reggae, nous a récemment quitté, comment avez-vous accueilli la nouvelle ?

Malheureusement, je m' y attendais. J'étais en relation avec une production qui travaillait sur un film sur lui pour la BBC et qui m'a prévenu de son état de santé. Grégory représente mes « années roots ». J'ai découvert sa musique en 1982, comme tout le monde j'ai été séduit par sa voix et son style qui n'avait rien de commun avec ce qui se faisait à l'époque. Grégory, pour moi, c'est aussi les années 90 quand il passait en concert à Paris, à Maubert-Mutualité ou à l'Elysée-Montmartre. J'ai vu des concerts où il était en pleine forme, c'était l'extase dans le public et d'autres, où il ne jouait que 55 minutes, et là encore nous étions malgré tout contents quoique frustrés.

C'est quelque peu paradoxal...

Mais c'est tout le paradoxe Gregory Isaacs ! Même quand son concert durait peu, les gens gardaient le sourire car il était unique et faisait partager des moments inoubliables à son public qui le lui pardonnait toujours. Voir Gregory Isaacs dans une grande salle et le côtoyer dans une petite salle n'avait pas la même saveur. Il était encore meilleur dans les petites salles, sûrement grâce aux cris de la gente féminine, en liesse, et qui mettaient un parfum particulier à ses concerts.

On lui a souvent reproché de n'être qu'un crooner, très éloigné du message révolutionnaire du reggae...

Beaucoup de gens voudraient « enfermer » Gregory Isaacs dans la case « lover ». C'est une erreur. Gregory était un militant à la fois de la cause noire et de la cause des tiers-mondistes ; des titres tels que « Slave master » où il aborde le thème de l'esclavage sont là pour le démontrer. « House of prisoner » ou encore « Universal tribulation » et bien d'autres prouvent qu'il n'était pas qu' un lover. Il restera l'une des plus grandes figures du reggae au même titre que Dennis Brown, Peter Tosh ou Jacob Miller. Il faut savoir comme beaucoup d'artistes, l' homme souffrait de blessures intérieures, il était assez malheureux même s'il chantait, entre autres, l'amour. Il savait rendre son public heureux. Respect pour Monsieur Gregory Isaacs. RIP.

Le reggae, musique des pauvres, des déshérités, des jeunes rebelles ne semble plus toucher les masses, comment expliquer cette perte d'influence ?

Je ne suis pas certain que le reggae soit en perte d'influence dans la Caraïbe anglophone, par exemple. Quand j' écoute les programmations musicales des radios jamaïcaines, barbadienne ou trinidadienne, je constate que le reggae est encore très présent avec l'ancienne génération comme Bob [Marley], Bunny Wailer, Peter Tosh, Jacob Miller, Gregory Isaacs... Mais ce sont surtout les "nouveaux artistes roots" que l'on entend beaucoup. Tarius Riley, Jah Cure, I-Octane en font partie. Et la génération intermédiaire est toujours très présente, des chanteurs comme Beres Hammond, Sanchez ou Cocoa Tea sont régulièrement joués sur les ondes et programmés dans les festivals. Et ce, malgré l'avènement du Dance hall on y reviendra plus tard...

Justement, le Dancehall n' a-t-il pas "tué" le père, le reggae ?

Non, les jeunes caribéens ont beau être "fou" de Dancehall mais ils n'oublient pas leurs "classics" de reggae. Le festival Reggae sumfest à la Jamaïque programme chaque année des légendes tels que John Holt, Freddie Mc GREGOR, Junior Reid, Mighty Diamonds et bien d'autres encore. Je m'y rends depuis 5 ans, je suis agréablement surpris de voir les jeunes jamaïcains reprendre toutes leurs chansons en choeur. Carolyn Cooper, une spécialiste du reggae à la Jamaique m'expliquait un jour que le reggae restera toujours l'âme de la Jamaïque car c'est la conscience du peuple. Pas un jour sans que soit programmée une émission spéciale "reggae roots" dans les radios caribéennes anglophones ou nord-américaines, les jeunes ne peuvent pas perdre leurs repères.

Un état des lieux radicalement différent en Cari-Créole...

En Guadeloupe, il y a une vraie perte d'influence. Les médias ne considèrent pas le reggae à sa juste valeur. Les valeurs positives du reggae n'ont pas été suffisamment mise en avant. L' africanité, la solidarité, le combat contre l'aliénation, le pouvoir de donner la parole aux gens du peuple n'ont jamais été vraiment pris en compte par les médias. Les animateurs radios et télés ne se sont pas assez intéressés en profondeur à cette musique, à cause de leurs préjugés mais aussi à cause d' un manque de connaissance. Il faut avouer que la barrière de la langue n'a pas facilité les choses non plus.

C'est un jugement très sévère...

Disons les choses comme on les pense. Certains acteurs du mouvement "Sound system" n'ont pas rempli le rôle qu'ils auraient dû tenir. Quand eut lieu les championnats de France des Sound systems, beaucoup ont couru après les titres sans se préoccuper de l'évolution musicale sur le terrain. La fréquence des sounds a largement chuté en Guadeloupe après que le Karukera Sound System (KSS) ait posé ses platines pour des raisons personnelles que je n'évoquerai pas ici -- ça ne servirait pas le mouvement. Les jeunes se sont retrouvés sans repères historiques et musicales, chacun voulant devenir le nouvel Admiral T. Nous sommes passé du collectif à l'individuel. Au sein même du KSS, l'esprit d'équipe n'existait plus et chacun voulait faire son album... On connait la suite.



C'est-à-dire ?

Cet état d'esprit s'est malheureusement propagé dans tous le milieu. Combien de jeunes sont venus me voir pour les produire « comme Admiral T », me disait-il. Mais combien d'entre eux s'intéressait à l'histoire du reggae? Combien d'entre-eux s'intéressait aux pionniers de cette musique aux Antilles et ailleurs ? Malheureusement aucun de ceux qui sont venus me voir. TOUS voulait être disque d'or et voulait une "Ferrari". Preuve de ce que j'avance, un dvd intitulé "Dancehall Story" censé retranscrire l'histoire du reggae Dancehall en Guadeloupe a été réalisé par des jeunes qui n'ont pas jugé bon d'interroger certains pionniers et acteurs de ce mouvement auquel ils ont adhéré grâce au travail de ces derniers. Comment expliquer cela ? Comment peut on faire un dvd retraçant l'histoire d'un mouvement sans tenir compte de l'avis de personnalités incontournables quand on parle de Reggae en Guadeloupe ? Mon acolyte Teddy Isimat-Mirin me disait que le Guadeloupéen est devenu un consommateur passif et ce dans tous les domaines. Quand on analyse ses propos de plus près on s' aperçoit de la justesse de ces mots.

La situation est-elle différente dans l'autre île Cari-créole, la Martinique ?

À la Martinique , c'est différent le reggae est plus présent sur les ondes. Radio Liberté, par exemple, passe autant de reggae que de Dancehall. Il faut aussi noter que les mouvements Rastas ont eu un rôle à tenir. Là-bas, les rastas sont beaucoup plus structurés et donc respectés qu'à la Guadeloupe. C'est un constat. Je ne rentrerai pas dans les détails mais j'assume mes propos. Il y a plus de cérémonies religieuses et de sounds system qu'à la Guadeloupe, ce qui contribue à promouvoir le reggae. Dans les fêtes de communes, il y a toujours une programmation reggae soit avec des artistes ou avec des sounds systems. A la Martinique, le reggae n'a pas été aussi diabolisé qu'en Guadeloupe par les autorités et par la société.

Les sounds system renvoient une image de violence, mythe ou réalité ?

Certes, les sounds ont été assimilés à des lieux où l'on réglait ses comptes entre bandes rivales mais cela n' a jamais été le cas en Guadeloupe. Si vous recensez les actes de violence commis par les jeunes ou entre jeunes, vous constaterez que quasiment aucun n' a eu lieu dans un sound system. C'est aussi ça la vérité. Par conséquent, les jeunes comme les anciens ne doivent pas avoir une image négative et ne devraient pas entretenir des « fantasmes » sur ce que devrait être réellement un sound system. Le sound system, c'est le moteur du reggae.

Surtout que le reggae n' a plus de pêche sur la scène internationale, est-ce la fin d'une époque ?

(Rires). Régulièrement depuis des années, j'entends cette fameuse phrase "roots reggae is dead now", en français ou en créole. Depuis la mort de Bob Marley, nous entendons que le reggae va mourir et pourtant en 2008 nous avons fêté les 40 ans du reggae et nous fêterons ses 50 ans, j'en suis sûr. En Europe, la culture reggae est très forte et respectée à sa juste valeur. Chaque année il y a un nouveau festival de reggae qui prend naissance sur ce continent. Le "Summer Jam", le deuxième plus grand festival reggae au monde (après le Sumfest) est programmé en Allemagne chaque année, depuis plus de 20 ans. N'oublions pas que Bob Marley avait réuni plus de 100 000 personnes au stade de Milan, en Italie, en 1980. À bien regarder, c'est logique que le reggae soit très présent en Europe. Les populations européennes ont toujours soutenu la cause tiers-mondiste qui a évolué aujourd'hui vers ce qu'on appelle "l'alter-mondialisme". Le reggae est une musique rebelle, toujours en quête d'égalité et de justice il ne faut pas l'occulter bien au contraire.

Certes, mais qui pour porter le message ?

Le reggae à toujours des voix qui s'élèvent pour prôner l'amour, la tolérance, le respect mais cela intéresse t-il encore les médias? Intéresse t-il encore la société tout simplement ? Le contexte a changé. Dans les années 70, le socialisme avait la côte et les peuples revendiquaient plus de justice et d'égalité pour tous. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Le reggae évolue avec son temps. C'est plus difficile de prôner ces valeurs aujourd'hui alors que c'est l'individualisme et la réussite individuelle qui prime. De très nombreux concerts et festivals de reggae ont lieu à travers le monde, cela prouve que malgré tout ce que l'on dit que le reggae à toujours sa place dans le concert mondial. J' en veux pour preuve des artistes tels que Jah Cure et Tarrus Riley qui font le tour du monde depuis 2 ans non stop. Des chanteuses comme Etana et Queen Ifrica sont très diffusés sur les ondes américaines et caribéennes. C'est la diffusion du reggae qui est en baisse dans les médias et automatiquement moins d'artistes se lancent dans le roots comparés aux années précédentes mais il reste toujours présent et son message est toujours aussi puissant quand il aborde les thèmes énoncés plus haut. "She's royal" de Tarrus Riley a remporté beaucoup de succès et de récompense malgré l'avènement du Dance hall.

On reproche au dancehall d'être moins engagé que le reggae. Partagez-vous cet avis ?

Le dancehall et le reggae sont complémentaires. Le reggae travaille les consciences pendant que le dance hall fait bouger le corps. Le dancehall est très populaire chez les jeunes car il permet de se défouler sur les dance floors ou dans les clubs. Le dancehall est le reflet des sociétés dans lesquelles nous vivons. Je m'explique. Si vous regardez l'évolution de cette musique et de ses paroles, vous verrez que c'est à l'image de ce que nous voyons dans la société et sur nos écrans où l'on fait l'apologie du sexe, de la violence, du bling bling etc... La conscience a aussi sa place dans le dance hall mais ce n'est pas assez mis en avant par les médias. Mais nous devons avouer qu'un fort pourcentage de cette musique programmé dans les radios et télévisions ne parlent pas de conscience.

Quel est le message des dance hallers, s'ils en ont un ?

Là encore, la perception peut changer d'un pays à l'autre. À la Jamaïque, un jeune universitaire écoute et danse sur du dancehall sans se prendre pour un authentique Gangster, ce qui n'est pas le cas de beaucoup de jeunes de chez "nous". Une expression comme "Bomboclothes" que l'on entend trop souvent dans la bouche de jeunes antillais n'est pas perçu de la même façon à la Jamaïque qu'en Guadeloupe. Il faut aussi noter que le "dance hall kréyol" a un fort pourcentage de chansons à textes conscients. Des artistes comme Tiwony, Fefe Typical, le KSS, Admiral T avec "Mozaïk kréyol", Daddy Pleen, Janik, Metal Sound, Straïka, Ludsy et bien d'autres encore ont contribué à installer cette conscience. En revanche, depuis quelques années on assiste à une déviance de nos artistes locaux vers le bling-bling et le sexe. Ils remportent du succès comme les Jamaïcains et autres artistes caribéens qui font de même.

À qui la faute ?

À mon avis, c'est "sociétal", tout le monde court après l'argent facile et ne veut plus se casser la tête pour avoir un boulot ou pour écrire un texte conscient qui ne sera "peut être" pas mis en avant par les animateurs radios et télé, donc c'est plus facile de faire du "léger" et ça ne dérange personne. Quand vous avez vos meilleurs artistes qui traversent une crise comme celle du LKP où la Guadeloupe est resté bloqué 44 jours sans que ces messieurs et dames en fassent référence dans leurs textes, sans qu'ils prennent position d'une manière ou d'une autre, vous vous dites effectivement que les valeurs du dancehall ne sont pas les mêmes que le reggae. Mais ça, c'est la "faute" des acteurs, pas de la musique.

Le dancehall a (presque) remplacé le reggae mais les sounds system sont en perte de vitesse comment l'expliquez-vous ?

En Guadeloupe, il n' y a quasiment plus de sound sytem « à l'ancienne ». Aujourd'hui, ce sont des Dance hall party où les dj's s'en donnent à coeur joie mais je vous ferai remarquer qu' à l'exception des show case, très peu de dee jays (toasteurs) s'expriment, dans ces soirées, micros en main. Les collectifs tels que Neg Radikal, Freedom Sound, Influence Sound, Djahlawa Sound ont disparu de la circulation. Les carrières individuelles ont pris le pas sur la promotion du sound system. C'est dommage car c'est ce dernier qui accordait aux artistes toute la « puissance » pour s'exprimer. À la Martinique et à la Guadeloupe comme en France ou à la Jamaïque, ce sont les sounds system qui mettaient en avant les artistes avant qu'ils fassent carrière avec l'appui du leur sound.

Le sound system made in Gwada, c'est du passé !?...

Je serai catégorique. En Guadeloupe, il y a un sound uniquement à l'occasion du retour de Tiwony au pays. Le sound system Blackwarell est le seul à encore évoluer à « l'ancienne ». Nombreux sont ceux qui ont fait l'acquisition de tonnes de dubplates mais n'en font usage que sur mixtape ou dans les partys qui ne sont pas des sounds system.

Y-a-t 'il des raisons d'espérer un regain du mouvement ?

Certains jeunes guadeloupéens n'ont pas eu la chance de voir les Djahlawa ou les KSS en action. Ils ne connaissent donc les « codes » des sounds system. Ils chantent, toastent mais ne sont pas imprégnés de la culture Sound system. C'est un vrai manque car certains chantent très bien mais ne savent pas comment se comporter quand ils sont sur scène et ça, c'est quelque chose qui s'apprenait naturellement dans les sounds system. On peut regretter que trop de nouveaux artistes ne cherchent pas à se documenter sur les racines du mouvement.

Comment voyez-vous l'avenir du reggae sur nos terres ?

Pour que le reggae prennent définitivement racine en Guadeloupe, les sounds system doivent retrouver leur vraie place. Certains acteurs du mouvement doivent redoubler d' efforts, à l'instar des Kultcha B qui font un bon travail de studio avec les jeunes. Il faut cependant davantage de jeunes artistes à chanter dans les sounds. Un selecta comme Dalton, revenu depuis au pays, accomplit un excellent travail avec les Passa Passa qu'il organise sur différentes places de Gwada. Mais je persiste et je signe, les sounds system sont in-dis-pen-sa-bles pour une meilleure évolution de cette musique dans notre archipel.